Le logiciel libre, cette drôle de marchandise
La revue Relations m'a demandé un article sur le logiciel libre dans le cadre du numéro de décembre 2013 sur le thème du don.
Le logiciel libre, cette drôle de marchandise
(C) Relations no 769, décembre 2013
Par Cyrille Béraud - L’auteur est président de l’entreprise Savoir-faire Linux
En constituant l’armature qui fait fonctionner Internet, les logiciels libres ont une influence directe sur nos vies. Leurs développeurs sont ainsi au cœur de l’extraordinaire révolution du numérique qui transforme le monde, son économie, ses modèles organisationnels ainsi que nos relations sociales. En acceptant de subordonner le fruit de leur labeur à la loi du don, du partage, de la collaboration, du travail et de la liberté individuelle, ils créent néanmoins, curieusement, de la richesse.
Inventé au début des années 1980 par Richard Stallman, chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le logiciel libre est synonyme d’un nouveau cadre juridique qui en organise le commerce et la circulation. Tout logiciel est dit libre si la licence qui lui est associée confère à l’utilisateur les quatre libertés suivantes : la liberté d’exécuter sans frais le programme, pour tous les usages; la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins; la liberté d’en redistribuer gratuitement des copies; et la liberté d’améliorer le programme et de distribuer gratuitement ces améliorations au public.
À partir de ce cadre, Richard Stallman invitera la communauté des programmeurs à récrire l’ensemble des logiciels qui constituent un système informatique complet. En quelques années, c’est l’ensemble du spectre des applications nécessaires, tant aux entreprises qu’aux particuliers, qui sera ainsi mis librement à la disposition de tous. Grâce au modèle de développement collaboratif, ces logiciels s’améliorent chaque jour et s’enrichissent de nombreuses fonctionnalités.
Il faut souligner avec insistance que le logiciel libre s’appuie sur le respect scrupuleux de la propriété intellectuelle et s’inscrit donc pleinement dans l’échange marchand. S’il est mis en circulation librement et gratuitement, son code-source, lui, demeure la propriété de ses auteurs. Mais comment une économie basée sur le partage, la collaboration et sur une marchandise que l’on donne, peut-elle fonctionner? Qu’est-ce qui est donné? Où se trouve la création de la valeur?
La théorie de la marchandise de Karl Marx[1] nous éclaire sur ces questions : dans l’économie du logiciel libre, c’est la valeur d’usage qui est donnée. La valeur d’échange, conférée par la propriété intellectuelle du code-source du logiciel, n’est pas mise en circulation par ses détenteurs. Elle est retenue, mise en suspens volontairement, librement. C’est sur la rétention de la valeur d’échange que l’économie du logiciel libre se fonde. Notons qu’elle échappe ainsi au mécanisme de fétichisation de la marchandise, ce phénomène social analysé par Marx selon lequel les échanges de marchandises en viennent à se substituer aux relations sociales. C’est donc dans l’ombre, dans le désintérêt des marchés et de la population consumériste que se développe l’économie du logiciel libre.
Qu’en tire alors le développeur, qui fournit la force de travail? Principalement, l’usage des logiciels libres développés par les autres. Comment crée-t-il de la valeur? En négociant sur le marché sa force de travail, autrement dit en vendant son savoir-faire, c’est-à-dire sa maîtrise de l’usage des logiciels libres.
Cette pratique collective, basée sur le deuil que l’on consent à faire de la valeur d’échange, s’organisera autour d’un type de lien social spécifique. Au cours de son séminaire Le désir et son interprétation, Jacques Lacan, dans les pas de la théorie des pulsions de Sigmund Freud, complète la théorie marxienne de la valeur d’usage et de la valeur d’échange en introduisant la valeur rituelle : « Le rite introduit une médiation par rapport à ce que le deuil ouvre de béance[2]. » Ainsi, on ne sera pas étonné de voir l’économie du logiciel libre s’organiser en communautés et en fondations (Free Software Foundation, Linux Foundation, etc.) dont les membres disent être des évangélistes – parfois prompts au prosélytisme, voire à une certaine forme de sectarisme.
Le logiciel libre sera-t-il l’ultime contradiction qui fera imploser le capitalisme, comme l’annonce Slavoj Žižek dans son essai Vivre la fin des temps (Flammarion, 2011), ou bien permettra-t-il au capitalisme de se transformer en une nouvelle forme plus humaine, fondée sur l’organisation en réseaux et la collaboration, comme le pressent Jeremy Rifkin[3]?
Dans son dernier film, World War Z, Marc Forster nous offre une allégorie de nos sociétés ravagées par le virus de la fétichisation de la marchandise ayant transformé la population en zombies amorphes. Le héros, interprété par Brad Pitt, dans une quête désespérée, part à la recherche du remède à travers le monde. Il ne le trouvera pas. Mais, à la fin de son voyage, au milieu de scènes apocalyptiques, il découvre que les humains malades d’un autre virus deviennent invisibles aux zombies. « Ce n’est pas un remède, c’est un camouflage. » En injectant ce virus aux rescapés, « la guerre peut commencer » contre les zombies.
Le logiciel libre, une marchandise camouflage?
[1]. K. Marx, Le Capital, Livre I, chapitre 1.
[2]. J. Lacan, Le désir et son interprétation, Séminaire VI, séance du 29 avril 1959, Éd. de La Martinière, Paris, 2013.
[3]. J. Rifkin, La troisième révolution industrielle, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, 2012.
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